NEW ! 3/3 – Le communisme comme dépassement ?

Comme point de départ d’une réflexion sur ce sujet, on peut discuter des positions exprimées par Lucien Sève, avec donc un petit détour philosophique. Pour Lucien Sève, les contradictions de classes étant antagoniques, elles ne se soldent pas par un dépassement, mais par la disparition pure et simple d’un des contraires, la classe dominante. Dans Avec Marx, philosophie et politique, Sève distingue « la dialectique qui engendre » et « la dialectique qui émancipe » (comme, dit-il,« l’évolution historique  où  la lutte de contraires antagoniques aboutit à l’élimination de l’un et l’émancipation de l’autre, comme le conflit entre vrai et faux ») et récuse en conséquence que le concept de dépassement 1 soit pertinent dans le champ de de la lutte des classes.

Tout d’abord, relevons que Lucien Sève fait là l’impasse sur les contradictions au sein des classes dominantes, ou même au sein des classes dominées. Au delà de cet aspect, cette position oublie que les contradictions de classe ne sont pas des pures abstractions : elles agissent au sein d’une société donnée. C’est cette société qui peut passer, ou non, à un niveau supérieur. C’est là que la notion de dépassement peut être pertinente.

Dès lors, le « mouvement réel qui abolit l’état existant » dont parle Marx pour évoquer le communisme, exclut-il la notion de dépassement ? Ainsi que le relève Isabelle Garo, ce n’est pas la position de Marx. Au contraire, dans le livre Communisme et stratégie, elle considère que Marx utilise le concept d’« abolition-dépassement du capitalisme » (page 160), et surtout, de manière plus concrète, elle relève qu’il parle de « reprise de toute la richesse du développement antérieur » 2 ou, bien plus tard, de s’approprier « les acquêts positifs » de la production capitaliste. 3 Elle-même utilise, on l’a vu, la notion de « dépassement du capitalisme ». De son côté, Lénine également n’intégrait-il pas cette notion de dépassement quand il écrivait, face au constat de l’arriération de la Russie, en critiquant ceux qui « dissertaient beaucoup trop » sur la culture prolétarienne : « il nous suffirait pour commencer d’avoir une véritable culture bourgeoise » 4 ?

Dans un autre registre, Gramsci évoque ainsi le marxisme (sous le nom de « philosophie de la praxis ») : « La philosophie de la praxis présuppose tout ce passé culturel, la Renaissance et la Réforme, la philosophie allemande et la Révolution française, le calvinisme et l’économie classique anglaise, le libéralisme laïc et l’historicisme qui est à la base de toute la conception moderne de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale… ». 5

En prolongement de ces réflexions, le philosophe italien Domenico Losurdo réaffirmait de son côté la validité de la notion de dépassement et la mettait en rapport avec la question de l’héritage dans le mouvement historique : « Le dépassement, ce n’est pas la négation abstraite et totale, c’est hériter de quelque chose. Le dépassement de l’ordre bourgeois n’exclut pas l’héritage des meilleurs choses de la révolution bourgeoise. » 6

C’est cette question de la reprise « de la richesse du développement antérieur », de l’appropriation « des acquêts positifs de la production capitaliste » ou de l’héritage des « meilleures choses de la révolution bourgeoise », qui est posée avec la conception du communisme comme mouvement de dépassement. Elle se pose à tous les niveaux, pour la société française comme pour la mondialisation capitaliste.

Éric Le Lann – Octobre 2022

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Notes

  1. Aufhebung dans les textes en allemand.
  2. Dans les Manuscrits de 1844. Voir page 182 de Communisme et stratégie
  3. Projet de réponse à Vera Zassoulitch, voire page 255 de Communisme et stratégie
  4. Dans son dernier texte, « Mieux vaut moins mais mieux ».
  5. Cahiers de prisons. Voir par exemple l’édition des textes de Gramsci présentés par André Tosel, accessible sur le site UCAQ.
  6. Entretien sur Togliatti et Gramsci, La faute à Diderot.