A côté de la notion d’échec, chez ceux qui ne veulent pas renier la référence au communisme, on avance le plus souvent l’idée que ce qui a été fait un nom du communisme au 20ème siècle n’avait rien à voir avec le communisme.
Lucien Sève allait même plus loin en parlant d’une anticipation « dangereuse » de Marx. Il évoquait en effet en ces termes le Manifeste du parti communiste : « si l’annonce communiste a génialement mais dangereusement devancé l’histoire de quelques deux siècles, ne sommes-nous pas en train d’en finir avec sa prématurité historique (…) ? ». 1 .En gros, il aurait mieux fallu ne découvrir le Manifeste du parti communiste qu’au 21ème siècle. Cette utilisation du terme « dangereusement » est en cohérence avec le condensé de l’histoire du XXème siècle qui suit l’énoncé de cette position, où les luttes contre l’impérialisme, contre le nazisme, pour la décolonisation ne sont pas mentionnées.2
Il est impossible d’évaluer le bilan du communisme du siècle passé sans avoir en tête l’état du monde au début du XXème siècle, et plus généralement sans faire référence au mouvement historique qui a eu lieu pour sortir de cet état. Si on peut constater comme le fait Dominique Vidal que « le monde n’appartient plus à l’Occident », 3 le mouvement communiste est inséparable de l’histoire qui a conduit à ce nouvel état du réel.
Il est utile d’avoir en tête le moment où la référence communiste revient dans l’histoire, c’est-à-dire aux lendemains de la guerre 14-18. Quel est alors le sens profond de ce mouvement communiste qui nait de la guerre 14-18 ? Ce sont les classes laborieuses et les peuples qui refusent de servir de « matière première pour l’histoire des classes privilégiées », pour reprendre l’expression de Gramsci. Avec la Seconde guerre mondiale, et Stalingrad, les luttes contre le colonialisme, on trouve la question de l’affranchissement des dominations de classe, au sens élargi, incluant les domination nationales ou raciales. C’est en ce sens que le nouveau surgissement du terme communisme à partir de 1917 n’a rien d’une anticipation « dangereuse ». 4
Cette notion de « prématurité historique du communisme » jusqu’à nos jours amène à considérer que les grands moments historiques du 20ème siècle n’ont pas grand-chose à voir avec le communisme.
Pour récuser cette façon de voir, on peut évidemment se remémorer les dizaines de millions d’hommes et femmes qui se sont reconnus comme communistes dans leur engagement. 5 Et on peut au final la récuser en prenant en compte la question que Lucien Sève lui-même mets en rapport avec celle du communisme : celle du devenir du genre humain, de son émancipation 6 (certes, on peut préférer parler d’humanité plutôt que de genre humain, mais laissons de côté ce débat on peut mettre la même chose derrière ces termes). Dans la première partie du 20ème siècle, on ne parle pas de genre humain, c’est la notion de race qui organise le monde. Même après 1918, l’ordre qui se mets en place avec le Traité de Versailles est un ordre où il y a officiellement des populations jugées « mineures » 7 qui doivent être placées sous la coupe des puissances occidentales qui ont gagné la guerre et qui se partagent les dépouilles des vaincus. La notion même d’égalité des races est refusée quand il s’agit de définir les fondements de la Société des nations. C’est contre cet ordre que se développe le mouvement communiste.
Si aujourd’hui, même de façon balbutiante, on peut brandir la notion de genre humain ou celle d’humanité, et affronter en leur nom les enjeux actuels, on le doit à la marque communiste du 20ème siècle. Au-delà de toutes les autres raisons, c’est aussi en cela que parler de communisme au 20ème siècle n’a pas été « prématuré », mais la manifestation d’un véritable humanisme.
Ajoutons que les adversaires du communisme aident parfois à mettre en évidence cet apport communiste au 20ème siècle. Hayek, le théoricien de l’offensive ultra-libérale évoquait ainsi la Déclaration universelle des droits de l’homme adopté par l’ONU en 1948, et sa mention des droits sociaux et économiques qu’il proposait d’éradiquer : « Ce document est ouvertement une tentative de fondre les droits issus de la tradition libérale occidentale avec la conception complètement différente de la révolution marxiste russe. »
Tirer un trait sur le communisme du 20ème siècle, c’est donc effacer la marque des classes et des peuples dominés sur l’histoire. C’est une des formes les plus achevées de la dépossession. Et comme le soulignait Domenico Losurdo, pour les classes dominantes, « priver les classes laborieuses de leur histoire signifiait les priver aussi de leur capacité à s’orienter dans le présent ». Anicet Le Pors le dit d’une autre manière : « c’est la trace qui donne le sens ». 8
Une dernière remarque à propos de cette idée que les expériences qui se sont réclamées du communisme n’ont dans leur réalité rien eu à voir avec le communisme : l’association de la Chine et du mot communisme discrédite-t-elle le communisme, et est-elle en conséquence un boulet pour celles et ceux qui se reconnaisse dans ce mot ?
Je ne crois pas si on rappelle des choses simples mais essentielles quant à l’évolution de la Chine, qui sont trop souvent, et parfois volontairement oubliées. Je ne vais pas faire un tableau de la réalité chinoise, je prendrai seulement la question de l’espérance de vie. En 1949, l’espérance de vie en Chine est de 35 ans, moins que la France en 1810, où elle était de 37 ans ! En 2021, l’espérance de vie en Chine était de 77 ans. Et ce progrès vaut aussi pour les Ouighours. A l’opposé de ces progrès, récemment dans l’Humanité, Eloi Laurent mettait en évidence le recul récent de l’espérance de vie aux États Unis. Robespierre déclarait : « la première loi sociale est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ». Les communistes chinois ont avancé dans la mise en œuvre concrète de cette première loi sociale. On fait souvent la comptabilité des morts à propos du communisme en Chine, il faut aussi faire la comptabilité des vivants. Cela ne résume pas toute la réalité de la Chine mais il faut quand même rappeler ces faits. Et rappeler que si la pauvreté, et notamment la grande pauvreté dans le monde a reculé dans les dernières décennies, on le doit en premier lieu à la Chine. 9
Éric Le Lann – octobre