Pour Isabelle Garo, « le communisme ne désigne pas la forme de la société à réaliser selon un modèle prédéfini, mais le labeur historique qui, de moment en moment, tente de la construire dans des coordonnées toujours concrètes, toujours changeantes, ne visant aucune fin ultime de l’histoire ». 1
C’est pourquoi elle ne dissocie pas la question du communisme de celle du rassemblement : « … en matière d’alternative, la réflexion stratégique est première, à condition de refuser sa réduction à une technique subalterne, ou à l’instrumentalisation de revendications disparates (…) En ce sens le terme de communisme, s’il conserve sa pertinence politique, doit désigner avant tout une telle construction stratégique, résolument orientée vers le dépassement du capitalisme. Ni compromission déguisée en pragmatisme des petits pas, ni dirigisme sous couvert de rhétorique démocratique, pas plus que vision ultime pour rêveurs impénitents, la stratégie doit se conjuguer au présent autour de revendications concrètes d’emblée porteuses d’un projet collectif de grande ampleur ». Ou encore : « Ainsi, l’idée de convergence ne doit-elle plus demeurer un simple horizon abstrait, le rêve que se révélerait soudain à des individus ou à des groupes leur communauté fondamentale, sans qu’ils aient à édifier leur rassemblement contre des forces centrifuges qui travaillent de l’intérieur tous les secteurs de la réalité sociale sous domination capitaliste, jusqu’aux individualités elles-mêmes ».
On peut synthétiser son apport autour de deux notions : réappropriation et médiations. 2
Réappropriation
Comme Marx et Engels, Isabelle Garo voit le communisme comme « la réappropriation par l’humanité de ses propres forces sociales ».
« La réappropriation ainsi conçue a pour condition la connaissance partagée du processus social global et de ses contradictions (…) Si ses modalités sont multiples et circonstancielles, son but est unique : la récupération du pouvoir aliéné et incorporé à la machinerie générale sous le commandement autoritaire du capital. Mais cette réappropriation ne consiste pas pour autant dans le simple retour à la propriété individuelle des moyens de production, en vertu d’une conception non dialectique de la négation de la négation : l’émancipation individuelle implique et réalise la reconquête de l’ensemble du procès de production, comme mode de vie social dont il s’agit de réorienter rationnellement et démocratiquement les procédures et les visées. » Elle ajoute, dans une phrase qui fait référence à l’importance donnée par Marx aux luttes sur la limitation de la durée du travail en Angleterre mais qui va au-delà : « Cette reconquête commence avec les luttes pour la réduction de la journée de travail et en faveur d’une législation du travail réellement protectrice, dans laquelle il ne faut pas voir un recours provisoire au droit avant sa suppression définitive, mais une forme de réappropriation de la politique elle-même, qui prend acte de sa dimension juridique ». 3
Une comparaison avec un autre philosophe qui revendique la référence communiste, Frédéric Lordon, permet de mieux voir encore l’originalité de cette insistance sur la notion de « réappropriation ». « Les contenus, dit Frédéric Lordon, je les réelabore pour l’essentiel à partir de la proposition de Bernard Friot (…) Je ne vois pas d’autres propositions disponible » « Il s’agit d’abord de constituer une proposition globale, c’est-à-dire d’emblée élevée au niveau macroscopique ». Au-delà de l’emploi significatif du « je », il s’agit bien d’une démarche qui définit « d’en haut » le chemin que doit prendre le mouvement social, comme le montrent également les propos qui suivent : « Il est certain que l’état de la planète nous impose de consentir à de sérieuses diminutions de nos standards de vie matérielle (…) Ces renoncements doivent aller aussi loin que possible mais pas au-delà du point où une partie de la population décrocherait parce qu’on lui demanderait une virtuosité « renonçante » dont elle ne se sent pas capable ». Par contraste avec ces propos de Frédéric Lordon, on peut penser à la troisième thèse sur Feuerbach, où Marx critique « la doctrine matérialiste des circonstances et de l’éducation », qui est amenée à « diviser la société en deux parties, dont l’une est élevée au dessus d’elle », ou encore à cette autre phrase de Marx : « Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! ». 4
Médiations
Autre aspect majeur de l’approche d’Isabelle Garo : la prise en compte de ce qu’elle nomme les médiations : « Le terme de « médiation » peut sembler bien vague, mais il fait partie de ces notions que Marx réélabore. Il désigne les intermédiaires de cette réappropriation par l’humanité de ses propres forces sociales qu’est à ses yeux le communisme. L’Etat, les organisations, l’argent, le savoir aussi sont des médiations qui participent au fonctionnement social mais qui, dans le capitalisme, se scindent de leurs producteurs pour se retourner contre les classes dominées, en instrument de leur domination. Comment les reconquérir sans les abolir, l’absence des médiations étant un leurre antipolitique des périodes de défaite, friandes d’identités sclérosées autant que d’universalité vide ? Cette vaste dialectique historique est le creuset des luttes et de la contestation radicale d’un mode de production fondée sur l’exploitation de classe et son cortège de dominations. C’est en son sein qu’il s’agit d’intervenir, en articulant tous les combats, sans prétendre les unifier par en haut mais en les reliant de l’intérieur à un projet anticapitaliste résolu». 5
Et pour aider sur cette question des « médiations » à mesurer l’originalité de la démarche d’Isabelle Garo, je citerai encore la définition du communisme que donne Frédéric Lordon : c’est « l’abolition de la propriété des moyens de production » mais aussi « la souveraineté des collectifs de producteurs ; la suppression complète de la finance ». Approche donc différente de celle d’Isabelle Garo qui cite les propos de Marx sur la coopération : « Pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national, et, par conséquent, être soutenue et propagée par des moyens nationaux (…) la conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière ». 6
Cette approche peut être féconde, notamment en ce qui concerne la réflexion sur l’Etat. En invitant à l’approfondir, elle s’éloigne en tout cas de la mise en cause d’un « communisme étatique » à qui il faudrait « tourner le dos », 7 qui a plutôt pour résultat de considérer comme close la réflexion sur l’Etat, dont il suffirait de décréter le futur dépérissement.