Mardi 19 novembre. Dîner à l’Elysée. Le Président réunit le cercle rapproché de ministres, parlementaires. Finies les hésitations: la réforme des retraites sera mise en œuvre. Tout le monde doit être sur le pied de guerre. Pas question de se laisser impressionner. Il a fallu céder, reculer devant le Gilets jaunes, lâcher un peu sur l’hôpital. Pour les étudiants, on attendra. Cette fois, ça passe ou ça casse. Il faut que ça passe. Le lendemain l’offensive est lancée: parlementaires, ministres et le Premier en tête, partent à l’assaut des médias. L’élément de langage est simple et brutal: « La grève du 5 décembre est un mouvement de privilégiés contre une réforme de justice!» Il s’agit de dresser l’opinion contre les salariés qui bénéficient de statuts particuliers, notamment dans les secteurs publics de transport, au nom de « l’égalité du système de retraites pour tous ».
La grève s’annonce massive
Nous sommes à deux semaine du 5 décembre. La journée de grève et de mobilisation s’annonce massive. Dans les couloirs du palais, à L’Elysée, on parle du « mur du 5 décembre ».
En septembre les syndicats du métro parisien – la RATP – lancent un appel à une grève illimitée. Les principaux syndicats de la SNCF décident d’entrer dans l’action à la même date. Macron a fait passer au parlement avant l’été la réforme de libéralisation, de mise en cause des statuts, au nom de la concurrence, sourd aux mouvements de grèves et à toute concertation. Le 16 octobre les principales centrales syndicales – sauf la CFDT – lancent l’appel pour une grève interprofessionnelle. Reconductible partout où c’est possible, décidée par les salariés. Depuis l’été les mouvements massivement suivis ont touché les hôpitaux, alors que les grèves contre les conditions déplorables des urgences s’étendent. Courant novembre personnels soignants et médecins défilent coude à coude pour exiger des crédits et des postes. Le suicide d’une enseignante provoque un choc, révélant les conditions insupportables de travail dans certains secteurs et la profondeur du malaise qui touche la profession. Les étudiants s’organisent dans plusieurs universités. On a vu dans la rue les pompiers, les avocats, les pilotes de ligne. Les policiers n’échappent pas à l’exaspération. Le pays est en souffrance. Les manifestations pour le climat sont impressionnantes. Le piège de la division opposant écologie et social a été évité derrière le slogan « fin du monde fin du mois même combat ». La marche du 23 novembre contre les violences faites aux femmes et pour des moyens pour y faire face est un raz-de marée. Le 4 novembre, réunis en assemblée générale à Montpellier, les Gilets jaunes appellent à rejoindre la grève.
50 % des Français interrogés se disent toujours solidaires des Gilets jaunes, même quand majoritairement ils condamnent les violences. Cette solidarité déborde largement le mouvement né il y a un an: : 87% se disent solidaires des mouvements de défense de l’hôpital, et 62% avec la lutte contre la réforme des retraites. (Sondage Viavoice pour Libération). Dans les difficultés de la vie, vient en premier le coût de la vie (69%), puis les « inégalités » (51%), le manque de moyens et de personnels dans certains services publics (51%).
Ce qui se joue
Macron pousse l’offensive parce qu’il sait que l’affrontement sera durable. Il lui faut limiter l’impact du 5 décembre, montrer qu’il ne cédera pas. 46% des sondés pensent qu’il ne va pas reculer contre 38%. Face aux moyens déployés pour intimider et diviser, il faut montrer qu’il s’agit de faire travailler plus longtemps pour gagner moins à la retraite. Participe du rapport de force la conscience de ce qui se joue avec la réforme et dans cette confrontation.
Macron est l’homme promu aux plus hautes fonctions pour imposer les réformes qu’aucun de ses prédécesseurs, de Chirac à Hollande, n’a pu mettre en œuvre. Le système des retraites a été réformé à plusieurs reprises, mais pas sur l’essentiel: reculer l’âge légal de la retraite – aujourd’hui fixé à 62 ans – et passer du système de répartition à la capitalisation. Réaliser, enfin, ce que Blair et Schröder, et d’autres gouvernements ont pu imposer. Le moment était favorable avec l’effondrement des partis classiques, l’éclatement à gauche, la poussée de Le Pen. L’espace est libéré en 2017 pour une « grande coalition » à la française, sur fond de populisme, alors qu’au premier tour il n’a obtenu que 24% des voix (21% pour Marine Le Pen).
Par leur éruption imprévue ,les Gilets jaunes ont entravé la voie royale promise au jeune Président. L’impact de cette révolte tient au socle de revendication du « mieux vivre », du « vivre et pas survivre » tout simplement, de « boucler les fins de mois », dans lequel se reconnaît une majorité du pays, toutes catégories populaires confondues. C’est cela qui se joue en cet automne. Libération note en conclusion du sondage « c’est bien l’opinion publique qui dispose du meilleur rapport de force avec le pouvoir. Son soutien à la grève reconductible qui débute le 5 décembre sera déterminant ».
75% pensent que Macron doit changer de politique
La réussite annoncée du cinq décembre dessinera les suites : aiguisement de l’affrontement, poursuite du mouvement par son élargissement. Responsables et militants savent qu’il il s’agira d’ouvrir l’espace pour de nouveaux élargissements de mouvements ancrés dans les préoccupations professionnelles et personnelles, « de la vie ». Mouvements convergeant à leur rythme, selon les situations, les rapports de force, les cultures d’action, vers des buts communs, face aux mêmes obstacles politiques.
Près de 9 Français sur 10 considèrent qu’ils vivent une crise sociale. Pour eux, Macron n’a pas changé, ni sur la forme ni sur le fond, et 75% considèrent qu’il doit changer de politique. Macron peut un moment compter sur la déshérence politique populaire et sur sa légitimité institutionnelle. D’autant que ni Martine Le Pen, ni Mélenchon n’apparaissent comme des réponses d’espérance.
Fin 1995, un mouvement de plusieurs semaines de grèves avait paralysé le pays. La puissance du mouvement avec le soutien de l’opinion avait contraint le Premier ministre de l’époque Alain Juppé à retirer le projet de réforme sur les régimes particuliers de retraite. Moins de deux ans après la gauche plurielle était majoritaire et s’installait au gouvernement. Nous ne sommes pas en 1995. Rappelant ce moment, un ancien conseiller de Sarkozy alerte: « dans une situation politique, sociale, morale, infiniment plus explosive aujourd’hui qu’en 1995, le déclenchement d’un conflit social de même nature pourrait plonger la France dans un chaos politique et social indescriptible et privé de toute issue prévisible ». Le sociologue François Miquet-Marty s’inquiète que dans « ce cumul de carences démocratiques » avec la faiblesse à gauche, « peuvent prospérer les fauteurs de troubles, et au pire les violences, qui, cumulées, flirtent avec la déflagration démocratique ».
A gauche, donner un signal
Cette carence démocratique, lourde de dangers, est une des caractéristiques du moment. La responsabilité des forces de gauche, même affaiblies, est engagée. De toute la gauche. Il s’agit de répondre à la demande pressante d’une offre face à Macron. De surmonter le sentiment de fatalisme devant un duel annoncé entre Macron et Le Pen dans les prochaines échéances. Le chantier de la reconstruction sera long et prendra des formes imprévisibles. Il faudra innover, répondre à la crise qui frappe le rapport à la politique. Chaque signal prend d’autant plus d’importance. Le 11 décembre, à l’appel du secrétaire national national du PCF Fabien Roussel, est organisé un meeting rassemblant socialistes, communistes, écologistes, Insoumis de Mélenchon, avec des syndicalistes et des militants d’associations. Il s’agit de donner à voir des volontés d’un travail commun pour une réforme des retraites porteuse de justice.
Mercredi 29 novembre. – Le Monde titre : « Retraites: Philippe (le Premier ministre) « prêt à discuter ». Le Figaro – le quotidien conservateur – : « L’opération de communication d’Emmanuel Macron ne fonctionne pas ». Le soutien de l’opinion à la mobilisation du 5 décembre a progressé de 57% en octobre à 66%. Rendez-vous le 6 décembre.
Daniel Cirera