Pandémie de la pauvreté : la question est politique

Il n’est pas utile désormais de submerger de statistiques pour convaincre du développement inquiétant des inégalités, de ses conséquences (lire http://communisme-et-politique.org/reussir-le-deconfinement-le-changement-inegalites-et-justice-sociale-abstract/#more-365), et de la montée vertigineuse de la pauvreté partout dans le monde. Personne ne le conteste aujourd’hui. Son accélération avec la crise sanitaire et les peurs d’avenir qu’elle entraîne justifient la pétition « Unis contre le chômage et la pauvreté » lancée par le PCF.

L’intervention d’Olivier Véran à l’Assemblée Nationale révèle, en quelques mots, l’ampleur de la question politique qui est devant nous : « La démagogie, ce serait considérer que la pauvreté serait l’affaire du Gouvernement ou d’une politique. La pauvreté est l’affaire de tous. » Belle manière de se dédouaner, et, en désignant tout le monde, d’exonérer la politique d’une quelconque responsabilité.

Cette question de la pauvreté comme question politique n’est pas nouvelle. Cependant apparaissent des éléments de nouveauté dans la situation présente. Ils ne simplifient pas la situation. Au contraire même.

Quelques textes de référence me paraissent importants à rappeler.

Le premier – réponse au ministre macronien Véran, 150 ans avant – : « Le discours de la misère » prononcé par Victor Hugo à l’Assemblée Nationale : « Je ne dis pas, messieurs, secourir, aider, je dis éradiquer.»

Le deuxième, la chanson de Jean-Baptiste Clément écrite après la défaite des Communards en 1971 « quand tous les pauvres s’y mettront !»

Le troisième est de Bernard Friot, extrait d’une conférence prononcée en 2016.Très virulent, moins connu. Que dit-il ?

« Un projet révolutionnaire ne peut jamais passer par un soutien aux pauvres. Il faut se battre contre toute définition de quelqu’un comme exclu, comme pauvre. Personne ne peut être défini ainsi. Définir quelqu’un par son manque est d’une violence inouïe, qui relègue, qui exclut.

La classe ouvrière ne s’est jamais posée comme un syndicat de victimes, d’exclus, de vaincus, mais comme la seule productrice de valeurs et exigeant la reconnaissance comme productrice de valeurs. Dans les années 70, le vocabulaire de la pauvreté est arrivé dans les textes syndicaux alors même que jamais la classe ouvrière ne s’était définie ainsi. Il y a donc violence, mépris. Personne n’est pauvre. Et nous n’avons pas à conquérir des droits pour subsister et sortir de la pauvreté, mais pour être souverain sur la valeur économique, être propriétaire de l’outil de travail.

C’est central. Il faut décider de l’outil de travail ensemble. Je ne suis pas solidaire de toi parce que j’ai ce que tu n’as pas, je suis solidaire de toi parce que nous avons ensemble à construire une alternative au capitalisme. Et ce n’est pas une partie de plaisir. »

C’est ce qu’il dit autrement dans « Désir de communisme » : « Le but est de transformer le refus populaire désarmé qui s’exprime dans les mouvements sociaux en adhésion à une pratique de changement de la Production, de la Recherche, de l’entreprise, du travail… Et pour cela s’appuyer sur les institutions imposées par le monde ouvrier après-guerre dont deux piliers : le régime général de la sécurité sociale, l’hôpital public ».

Il est aussi à noter le retour de la référence à Bourdieu ces derniers temps, notamment «La misère du monde » (1993).

Ainsi sont posées les questions :

– des responsabilités des politiques, de l’État .

– de la nécessité d’entraîner dans des luttes transformatrices les opprimés, les exploités, donc celle de l’urgence d’élaborer des propositions.

À partir de la réalité des budgets de dépenses sociales – 787 milliards en 2019 – n’y a-t-il pas une volonté politique de se servir de la pauvreté comme d’une variable d’ajustement, comme un excellent moyen de pression sur les salaires, les droits des salariés, l’emploi ( précarité plus qu’assurance) ? Et avec le démantèlement des services publics par deux bouts notamment : la dévolution aux associations de missions de services publics, la casse de la fonction publique par, entre autres choses, le recours au bénévolat, la création « d’emplois solidaires » dans les quartiers populaires au lieu et place de personnels qualifiés et formés.

Le secteur le plus lucratif de ce qu’on peut, et qu’il faut bien appeler « marché de la misère »i car il est celui où la carence de l’État est béante: le logement. Ayons en tête ce que coûtent – ou rapportent !- les nuits d’hébergement en Hôtel social (45 euros par nuit, soit 1500 euros la chambre par mois). les faux « Appart-hôtel » transformés en « Hôtel social ». Plusieurs milliards y sont dépensés au lieu de rénover le parc social du logement, de construire du parc social. Cela se combine à l’étranglement financier des collectivités locales et territoriales, la loi ELAN, la spéculation immobilière non empêchée, la baisse du « 1% logement » qui n’est plus que 0,40 %.

Les délégations de services publics aux grandes associations (Emmaüs, Secours Catholique, Armée du salut en premiers) qui ont signé un contrat avec l’État en matière d’hébergement, mettent ces dernières sous pression pour leur financement. Elles entraînent une dépendance envers l’État, une pression sur les salaires et les statuts des salariés (CDD, bénévolat, baisse du nombre de travailleurs sociaux à statut public), et… des économies pour l’État.

Globalement depuis 2008, on observe que la progression des crédits affectés à l’urgence sociale est parallèle à la diminution des budgets logements, santé sociale publique, éducation. Les hausses des RMI, ASS, masquent la diminution des dépenses liées au chômage. Cette politique d’inclusion des plus pauvres dans un maillage qui se situe en deçà de l’insertion, a conduit à une instrumentalisation croisée de l’État et de grandes associations dans la lutte contre la grande pauvreté. Ainsi, l’urgence sociale se développe au détriment des autres formes d’interventions sociales.

Le « marché de la misère » permet ainsi : le recyclage de bâtiments obsolètes, celui des denrées invendables, le recyclage des vêtements puisque 1% est donné en France, le reste part à la revente en Afrique…

Enfin, le marché de la pauvreté se retrouve dans les partenariats ONG-entreprises. L’exonération de 75% d’impôts pour les dons aux associations caritatives est aussi une forme de reversement camouflé de fonds publics, et une manière d’individualiser (on retrouve ici la notion de responsabilisation individuelle) la charité et de freiner les revendications, les manifestations collectives vis-à-vis de la politique gouvernementale. Cette culpabilisation est d’autant plus profonde qu’elle est inconsciente.

Quelques données pour terminer : l’Observatoire des inégalitésii observe la progression de la pauvreté chez les jeunes de 18-29 ans et les 50-64 ans. En ce moment, nous le savons tous, des banques alimentaires sont ouvertes sur des campus. Des jeunes qui ont perdu leur job, les intérims finis, qui touchent des assurances chômages minimes qui ne leur permettent pas de vivre décemment, rejoignent les files d’attentes des initiatives de solidarité alimentaire. C’est certes la conséquence de la crise sanitaire. Mais pour qui ? Ce ne sont pas des « accidents de la vie » : les jeunes les plus touchés sont ceux issus des milieux populaires (80%) et sont peu diplômés.

Cette situation justifie pleinement de mettre en avant l’exigence de services publics de qualité au premier rang desquels, comme toujours : Éducation, Santé, Logement. Quant aux 50-64 ans qui représentent 5,3 millions de personnes – sans compter les squats et les SDF – les plus touchés sont particulièrement les immigrés, les détenus, les handicapés lourds.

Ainsi le sujet de la pauvreté-précarité rejoint bien celui des inégalités sociales, celui des droits humains et donc la question de la lutte (de classe) pour la transformation sociale.

Ce qui a à voir avec le communisme ! Faire donc de la solidarité, pas de la charité, pour faire de la politique : c’est de cela qu’il s’agit. Prendre cette question à bras le corps, c’est travailler le « mouvement réel « – et le moment de crises, long – pour le transformer. CQFD.

Un dernier chiffre paru dans le journal, Les Échos, en 2019iii. Les dépenses totales de protection sociale représentent 787,1 milliards d’euros mais les ressources (cotisations sociales, retraites, impôts et taxes, CSG, contributions publiques et produits financiers) se montent à 798.3 milliards. Soit + 11,3 milliards d’euros !

Pour finir et répondre à Olivier Véran : un dernier sondage montre que 60% des Français estiment que la solidarité devrait être l’affaire de l’État, de la sécurité sociale et des collectivités locales. C’est un atout politique pour mener les batailles.

Évidemment, le sujet est difficile. Il faut répondre à l’urgence et surtout ne pas pointer du doigt celles et ceux qui, partout, sont engagés dans des actions de solidarité. On l’aura compris. Il s’agit d’avoir des propositions qui déconstruisent ce système perverti.

Quelques initiatives comme « solidarité Producteurs-consommateurs » aident aux prises de conscience et à desserrer l’étau de l’individualisation. D’autres initiatives existent, partout. Ce qu’il faut, c’est s’attacher à briser les sentiments de culpabilité et d’auto-exclusion, qui font obstacle aux luttes et à la revendication de justice sociale.

La colère gronde. Les Gilets jaune en sont une des expressions… Mais l’abstention montre l’ampleur des efforts à fournir pour des pratiques politiques d’écoute et de disponibilité, et d’espoirs à faire renaître.

Fabienne Pourre10 décembre 2020

i « La lutte contre la « grande pauvreté » : un marché ? »Patrick Bruneteaux – Dans Regards croisés sur l’économie 2008/2 (n° 4), pages 223 à 233

ii Observatoire des inégalités : https://www.inegalites.fr/

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