Nous vivons une situation et une période singulièrement inédite, marquée par des recompositions politiques majeures dont on ne sait encore quels en seront les débouchés, les développements à venir.
En premier lieu il me semble essentiel pour comprendre et pouvoir se projeter politiquement, d’en saisir les raisons profondes. Elles n’ont rien de conjoncturel (même si chaque séquence a sa propre singularité). Elles sont profondes et viennent de loin.
Il y en a trois, essentielles à mes yeux :
1- tout d’abord l’approfondissement de la crise du capitalisme. Elle plonge notre pays, l’Europe et bien au-delà dans une spirale négative. Et avec eux les peuples, les classes populaires, les classes moyennes, les jeunesses… Pauvreté, précarisation galopante, tension à la hausse au travail, dans son contenu, sa qualité ; tendance et sentiment généralisés au déclassement, accroissement des inégalités (sociales, démocratiques et territoriales), éclatement des solidarités. La France, face à cette offensive du capitalisme, a certainement bien et plutôt mieux résisté que d’autres pays. Grâce à son modèle social, issu d’une tradition de luttes et de conquêtes démocratiques, auxquelles les communistes ne sont pas étrangers : la sécurité sociale, les services publics à la française, la prééminence de statuts et de conventions collectives. Une singularité qui vient de loin, depuis la Révolution française et qui fait que l’idéal d’égalité, de justice sociale font partie de l’ADN de notre peuple.
Mais il reste que la société française est minée par une profonde crise sociale, qui frappe en premier lieu la jeunesse, une crise économique, une crise politique, démocratique.
Certainement qu’il nous faut mieux analyser et prendre la mesure de ce que 40 ans d’offensive néolibérale, de reconquête, de renouvellement et redéploiement du capitalisme, ont produit sur le corps social, sur les forces productives elles-mêmes (leur nature et transformations), sur les rapports humains, sur le délitement (même relatif) des solidarités, sur le rapport au politique. Mais aussi prendre mieux en compte les questions et aspirations nouvelles qui se font jour dans ces réalités ; aspirations à mieux maîtriser sa vie, son avenir, à de plus de justice et de démocratie.
Pour moi dans cette réalité, avec ses contradictions, il y a là la confirmation de la force de cette idée que Bernard VASSEUR a remis au cœur de la réflexion à l’université d’été du PCF, dans son exposé consacré à la « mutation » : entre le capitalisme et la civilisation, c’est le DIVORCE.
Oui, on y est pleinement dans ce divorce. Et, d’une certainement façon, on peut dire que le moment est potentiellement « communiste », au sens processus de transformation et de dépassement.
2- La 2e raison est l’incapacité (toujours relative bien sur) pour tous ceux qui, comme nous, se réclament de la transformation sociale, du progrès social et humain, à « reprendre la main », l’offensive créatrice. Loin de moi l’idée de nier la difficulté de la tâche (capitalisme dominant sur la planète, effondrement du bloc socialiste à l’Est), ni de sous-estimer et d’effacer les différentes réflexions, expériences, tentatives de renouvellement de la pensée et de l’action progressistes qui ont jalonné ces 30 dernières années. Certes, mais à la vérité, elles ont trouvé toutes leurs limites, parce qu’au fond, je crois qu’elles n’ont pas touché au cœur et à l’essentiel des questions qui nous sont posées. Et d’une certaine façon, tout reste à faire.
Par exemple, c’est une des dimensions particulièrement prégnante dans le mouvement social et syndical : le capitalisme mondialisé, financiarisé et « cognitif » transforme en profondeur les forces productives, précipite leur éclatement en même temps que celui du salariat. Le rapport au travail en est lui-même transformé comme jamais. Cela n’a été, ni pris à sa juste dimension, et assez peu anticipé, tout compte fait. Cela se traduit, alors même que Macron tente de faire exploser les droits du travail, par une difficulté à imaginer, construire et faire vivre une nouvelle perspective de progrès social solidaire, un chemin de progrès social pour tous, sur l’ensemble des chaînes de créations de valeurs aujourd’hui éclatées : grands groupes donneurs d’ordres, salariés des sous-traitants, des PME , des services externalisés, des précaires, des intérimaires. Des idées nouvelles ont émergé et émergent encore : sécurité sociale professionnelle, nouveau statut du travail salarié, code du travail du 21e siècle. Mais force est de constater qu’elles n’ont pas été assez mises en avant, mise en chantier, et, au fond, ce qui prédomine encore, c’est plutôt la défense de l’acquis et de l’existant, alors même que dans la société monte un besoin de nouveaux droits sociaux de ce type, conjuguant la liberté et l’émancipation individuelle dans des cadres et garanties collectifs, solidaires.
Pour les forces politiques de gauche aussi, la période a été marquée par un échec profond.
La composante socialiste, et la social-démocratie au sens large, qui avait dominé la gauche, s’est enfermée dans sa logique d’adaptation au « marché ». En France comme partout en Europe, elle est en échec, et face à un questionnement existentiel sans précédent.
Pour le PCF et le courant communiste, c’est la difficulté et même l’incapacité, malgré les tentatives menées, à repenser les conditions contemporaines de la transformation sociale, donc a l’incarner dans la vie dans un projet et des « marqueurs » communistes nouveaux, dans une alternative politique. Le tout s’étant achevé lamentablement dans la dernière séquence électorale, par le « quasi auto-effacement » du PCF lui-même de la scène politique.
De fait, et alors même que des millions d’hommes et de femmes sont en quête et en recherche d’issue politique nouvelle, le champ a été laissé libre à tous ceux qui, dans l’échiquier politique, ont cherché à capter les attentes, poussé aux recompositions. C’est ainsi que J-L Mélenchon et la FI se sont imposés sur la base du concept de « populisme de gauche », dangereux a mes yeux, mais qui surtout, au-delà des succès électoraux du moment, est une impasse politique.
Bien évidemment le recul du communisme a des raisons historiques qu’on ne peut d’évacuer d’un simple trait de plume. Mais justement, après les tentatives, les tâtonnements, et sur la fin les errements et les renoncements, il est évident que la question centrale posée est bien de retravailler les termes d’un communisme politique contemporain.
Le prochain congrès du PCF sera extraordinaire, vraiment, si c’est cette question en est le cœur.
3e – la dernière raison, qu’il ne faut pas sous estimer c’est la capacité des forces du capitalisme à anticiper, a saisir la situation profonde du pays dans ses contradictions, a s’y adapter. Elles ont su à partir de là, se renouveler, se coaliser, mettre en perspective une offre politique non seulement pour gagner mais aussi pour créer des espaces et des majorités pour remettre en cause le paradigme social Français. On peut dire que Macron en est la nouvelle figure et l’incarnation politique.
C’est la conjonction de ces trois données structurelles qui a débouché sur la situation politique actuelle et la recomposition en cours, avec tous les éléments d’incertitude et d’instabilité politique :
— une droite absente pour la 1ʳᵉ fois du second tour de la présidentielle, cannibalisée en partie par Macron et qui se cherche une identité politique, un espace pour exister.
— un FN battu (la clarté de l’appel du PCF à battre M. Le Pen y a contribué) mais qui s’est hissée au 2e tour avec un nombre de voix inégalé.
— Et à gauche, un PS laminé et éliminé du 1er tour. Un PCF « transparent » à la présidentielle et qui aux législatives, conserve certes un groupe grâce à quelques implantations locales (et la « bienveillance » de la FI dans quelques circonscriptions), mais dont le résultat électoral est historiquement bas.
— Une France Insoumise qui s’est imposée sur une démarche « d’un populisme de gauche » avec une volonté hégémonique évidente, la volonté de « faire table rase du passé » des forces de la gauche historique, et en captant aussi un vote utile dans les dernières semaines. Une démarche politique dont les limites apparaissent au soir même du 1er tour dans ses prises de positions face au FN et pour les législatives.
— Enfin un président élu, avec une majorité pléthorique, disposant d’une « fenêtre de tir inespérée » pour s’attaquer aux fondements de notre modèle social, « transformer » la société française.
Bien intelligent, celui qui peut dire comment évoluera cette recomposition politique. Elle n’est à mes yeux ni stabilisée, ni achevée. Je pense que cette instabilité politique peut même être une réalité durable de la période, tant les éléments qui la sous-tendent (les trois raisons évoquées plus haut) sont profonds. Dans cette période, se côtoient au quotidien, le meilleur et le pire, les dangers et les « possibles ». Rien n’est figé, rien n’est définitivement écrit. Tout est ouvert pour les forces qui se revendiquent de la gauche et de la transformation, pour le communisme politique, s’ils se hissent à la hauteur des exigences de la situation.
De ce point de vue, je veux mettre en lumière quelques éléments importants et intéressants pour l’avenir :
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D’abord la politique Macron. A l’évidence le « en même temps » est surtout « en même temps de droite ». Sa politique est de plus en plus perçue comme telle : ordonnances sur le droit du travail, remise en cause de l’ISF de la fiscalité sur le capital, budget 2018 d’austérité… Le président à beau insisté sur la volonté de « transformation » de la France (en opposition aux autres fainéants…), dans le réel, sa politique a un air de déjà vu, mais en pire, et l’homme du renouveau a déjà pris un coup de vieux. Son décrochage dans l’opinion est déjà très marqué, il chute pour l’essentiel dans l’électorat populaire et de gauche tandis qu’il rassure plutôt à droite.
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Le développement du mouvement social. Il se développe avec des éléments contradictoires bien sur. Sur le fond, il a contribué à isoler Macron sur les ordonnances travail. Tous les syndicats ont exprimé à différents degrés leurs oppositions, leurs déceptions, et l’opinion publique, elle aussi, confirme son opposition et son inquiétude pour les droits des salariés (en particulier électorat populaire et populaire, de gauche). Des évolutions sensibles sont à noter sur la démarche unitaire entre les grandes organisations syndicales. Des rencontres se tiennent, les tentatives pour se rassembler largement se cherchent. La mobilisation unitaire du 10 octobre dans la fonction publique est importante de ce point de vue. Mais des limites objectives existent qu’il faut analyser. Bien sûr, il y celles liées a l’évolution des forces productives, du salariat, de l’impact de la révolution informationnelle et technique qui nécessitent plus que jamais et dans le temps long, de repenser les termes de la conquête de droits nouveaux contemporains (SSP, code du travail du 21e siècle). Mais il y a aussi les limites liées à l’absence de débouchés politiques. Le mouvement social est lui-même, sur son champ d’action, un acteur de la construction d’alternatives. Mais il ne peut l’embrasser à lui tout seul. Et pour tout dire, la démarche du 23 septembre de la FI n’éclaircit pas l’horizon. Il est même paradoxal et symptomatique de constater dans cette période d’un côté, dans le mouvement syndical une recherche de rassemblement et d’unité qui essaie de cheminer ; et d’un autre côté, sur le champ politique à gauche, la prédominance d’un champ de divisions, d’oppositions, de la tentation hégémonique…
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Enfin la situation à gauche. Le PS est dans les abîmes, éclaté et sans boussole. Mais soyons attentifs, quelques-uns, dans certains cercles ont engagé une réflexion et travaillent déjà à des réponses politiques (corps de doctrine) et se préparent déjà à affronter les prochaines échéances électorales. Leur crise est profonde et existentielle, mais ne sous-estimons pas leur capacité à se projeter. Benoît Hamon cherche, lui, à structurer son mouvement à partir d’intuitions fortes tirées de son analyse de la société : le rapport au travail, le rapport a la planète, à l’Europe, à la démocratie. Pour le reste à gauche, c’est la FI qui occupe l’espace de l’opposition à gauche. C’est normal au vu des résultats, et J-L Mélenchon sait faire pour l’entretenir. Mais je constate aussi que l’impasse stratégique est là et perceptible. Beaucoup d’électeurs de gauche l’ont mesuré au soir du 1er tour : dans l’absence d’appel clair à battre le FN, et dans son refus, comme 1ère force de gauche, à ouvrir les bras à toutes les forces de gauche, à mener la bataille des législatives sous la bannière du rassemblement. Cet épisode est LE marqueur condensé des limites du concept de « populisme de gauche » : le « eux contre nous », « le peuple contre l’oligarchie ». Comme l’écrivait une éditorialiste : « un front populaire est impossible pour Mélenchon à constituer tant qu’il considère qu’il n’appartient plus à la famille de la gauche, mais qu’il campe comme le défenseur du peuple contre l’oligarchie ». et en indiquant un peu plus loin qu’en se montrant incapable de sortir de sa seule fonction tribunitienne, il montre qu’il n’est pas apte à gouverner. Je crois cela assez juste. Et on comprend pourquoi E. Macron se délecte de l’avoir comme meilleur opposant. Enfin le PCF. La dernière séquence a fait d’importants dégâts, politiques, électoraux, militants. Après avoir été dans le brouillard politique, nombreux ont été blessés, pour certains un sentiment très très amer. Séquence qui a été le dernier avatar d’une fuite en avant stratégique qui a conduit à un effacement politique très durement ressenti. Comme le disait l’invitation à cette journée, pour lui, le PCF, c’est le temps du choix. Son existence est désormais liée à sa volonté, sa capacité à se hisser au niveau des enjeux essentiels abordés au début de mon propos, c’est-à-dire :
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Être en phase et en prise avec les réalités contemporaines : évolution de la société, transformation des forces productives, l’impact de la révolution informationnelle .
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L’exigence de reprendre le travail sur le communisme, de repenser la conception nouvelle des processus de transformations sociales et du type de parti politique nouveau qui en découle.
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Enfin l’exigence d’incarner cela dans un projet politique (contenu et démarche) vivant, en prise avec le réel, avec la société telle qu’elle est et évolue.
Bref c’est le défi d’un communisme politique nouveau et en acte.
Julien RUIZ