Un rebelle assagi. A propos du « Tract de crise » d’Alain Badiou.

Crise du Covit19 : maintenant et après – LE DÉBAT
L’équipe de Communisme-et-politique a décidé de s’inscrire dans le débat qui sous-tend la crise sanitaire du Covit19 : un débat politique et économique immédiat mais aussi un débat de société à l’échelon national et mondial. Les articles qui suivent n’engagent bien sûr que leurs auteurs.

Les éditions Gallimard ont proposé à leurs auteurs de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie dans des «Tracts de crise ». Parmi ces « tracts de crise », on trouve celui du philosophe Alain Badiou.  De manière surprenante, Alain Badiou s’en prend à celles et ceux qui « mettent tout sur le dos du pauvre Macron, qui ne fait, et pas plus mal qu’un autre, que son travail de chef d’État en temps de guerre ou d’épidémie » jugeant inévitable « qu’apparaissent dans cet effort de grandes carences  ». De manière encore plus surprenante, il s’en prend à tous ceux qui « l’épidémie déjà en route en Chine, ont multiplié, jusqu’à très récemment, les regroupements incontrôlés et les manifestations tapageuses, ce qui devrait leur interdire aujourd’hui, quels qu’ils soient, de parader face aux retards mis par le pouvoir à prendre la mesure de ce qui se passait. » Parmi ces derniers, il y avait … les soignants que salue pourtant Alain Badiou qui dénonçaient « la situation catastrophique dans bon nombre de services d’urgences et au-delà dans les services de soins des hôpitaux, toutes spécialités confondues ».

Reprenons le calendrier afin de mesurer si ce « pauvre Macron » a fait ce qu’il pouvait « pas plus mal qu’un autre ». Le 10 janvier, nous a déclaré la ministre de la santé alors en exercice sans être démentie, il est alerté par elle des dangers graves que court la population, et le fait que cette ministre ait en public minimisé ces dangers n’y change rien. Qu’il n’ait rien dit ni fait en conséquence dans les jours et les semaines qui suivent a été un choix politique : sonner alors l’alerte impliquait d’une part de céder aux soignants qui poursuivaient leur mouvement, d’autre part de lever le pied sur la réforme des retraites. Au lieu de cela, fin février, le conseil des ministres réuni sous prétexte de la lutte contre le coronavirus a pris comme principale décision…le recours au 49-3 pour imposer la réforme des retraites ! Ce n’est qu’une fois passé cet épisode que le président et le gouvernement ont mis au premier plan de leurs préoccupations l’épidémie.

Quant à la gestion de la crise sanitaire ces dernières semaines, l’ancien directeur général de la santé, William Dab, a un jugement plus lucide : “de façon générale, dans les mesures adoptées, il y a un mélange d’excellence et de médiocrité. L’excellence, ce sont les soins. Des centaines de vie ont été sauvées par l’héroïsme des soignants et des aidants, ainsi que par un effort sans précédent qui a permis de doubler nos capacités de réanimation et de désengorger les hôpitaux saturés” ; il critique le fait que la seule mesure de prévention soit « le confinement généralisé assorti de recommandations d’hygiène. Autrement dit, on fait peser sur la population la totalité des efforts de prévention. On ne dit pas clairement à la population quand les masques et les tests arriveront. Si on ne le sait pas, il faut le dire. Aucun déconfinement n’est envisageable sans ces outils » (entretien au Monde). La responsable de la CGT Eva Emeryat a bien raison de parler de « gestion calamiteuse de cette crise sanitaire », et de demander à nos dirigeants « des comptes pour avoir dit aux français que les masques n’étaient pas utile afin de cacher la pénurie en la matière et expliquer le manque de tests de dépistage disponible » (Edito « Bas les masques » du numéro d’avril du journal Ensemble). Comment peut-on être clément avec un gouvernement qui est aller jusqu’à réquisitionner les maques commandés par une région pour maquer ses insuffisances, version française de l’épisode du tarmac de l’aéroport de Shangai où les masques commandés par une autre région furent raflés par les Etats-Unis !

Le « tract de crise » se poursuit avec les réflexions d’Alain Badiou sur les perspectives politiques. Il invite à « travailler, mentalement comme par écrit et correspondance, à de nouvelles figures de la politique, au projet de lieux politiques nouveaux, et au progrès transnational d’une troisième étape du communisme, après celle, brillante, de son invention, et celle, forte et complexe, mais finalement vaincue, de son expérimentation étatique. » Saisissons donc cette invitation. La phase de « l’expérimentation étatique », vaincue, ne serait donc plus à l’ordre du jour ? Pourtant, Alain Badiou poursuit en considérant qu’ « il est bien possible que la question du démantèlement et de la privatisation des services publics – qui est aussi la question de la propriété privée, donc du communisme – soit rénovée, dans l’opinion, par la crise épidémique. » Du communisme donc le service public, nous dit-il, avec donc quelque part… de l’état. On peut bien sur penser que « la deuxième phase du communisme » a été étatique, mais initialement n’a-t-elle pas surtout évacué bien vite la réflexion sur l’état, un état voué à disparaître après la révolution, et qu’il était donc bien peu utile de penser dans ses contradictions, comme cristallisation d’un rapport des forces ?

En arrière-plan des réflexions d’Alain Badiou, se trouve aussi la question de la Chine, qu’il résume à « un capitalisme d’état ». N’en doutons pas, le débat va continuer. Autant qu’il se mène sur la base des faits. Dans l’Humanité du 18 mars, Richard Benarous, spécialiste des maladies infectieuses à l’Institut Cochin, en a cité un : « grâce au travail remarquable fait par les chercheurs chinois, même si ces kits ne sont pas encore disponibles à l’échelle industrielle, ils peuvent être répliqués par les nombreux laboratoires de recherche, publics et privés, spécialisés en biologie moléculaire dans de très bonnes conditions de fiabilité. Les chercheurs chinois ont très rapidement mis à disposition de la communauté des chercheurs en accès libre l’ensemble des séquences du virus, des réactifs et de la méthodologie nécessaires à ces tests diagnostiques. Il faut se rappeler que, lors de l’identification du virus de l’hépatite C, une entreprise américaine s’était dépêchée de déposer une demande de brevet pour tout verrouiller. » Le site de l’Institut Pasteur confirme ces faits : dès le 11 janvier, le génome du virus a été mis en accès libre aux chercheurs. Cela nous rappelle aussi d’autres faits : la bataille juridique qui avait été menée des années durant entre l’institut Pasteur, qui découvrant le génome du virus du Sida avait aussitôt déposé un brevet aux États-Unis, et un laboratoire américain avec pour enjeu les profits à en tirer ; les combats menés alors par le mouvement altermondialiste contre la limitation à l’accès aux médicaments par l’appropriation capitaliste de la connaissance.

Droit de tous les humains à la santé, libre accès aux progrès de la recherche et de la médecine, n’est-ce pas là aussi le combat d’un communisme du 21ème siècle ?

Éric Lelann

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