Mobilisation loi travail, issue politique en construction ?

En plaçant la question et les attentes sociale au cœur l’actualité, la mobilisation sur la loi travail change déjà la donne. Elle dépasse à bien des égards la seule opposition au projet de loi El Khomry, et cristallise une somme de colère et de souffrances sociales, de frustration et de mal vivre au travail, de précarisation durable en particulier chez les jeunes. Elle témoigne aussi que la dérégulation du marché du travail est de moins en moins perçue comme une solution pour combattre le chômage mais plutôt comme une fuite en avant contre « notre modèle social », comme une impasse. De nombreuses études d’opinion confirment non seulement l’opposition majoritaire à ce texte mais aussi son caractère inefficace. Pour 62 % des cadres interrogés, la réforme du droit du travail n’aurait « pas d’impact positif sur l’activité » à l’échelle macroéconomique, tandis que 66 % d’entre eux pensent qu’elle « ne favorisera pas la création d’emplois en France ». 
Plus largement que révèle cette mobilisation de la période ?
En premier lieu, et il est important d’en prendre toute la mesure, elle reflète l’intensité de l’affrontement de classe et de l’offensive du patronat, du capitalisme dans sa crise actuelle. On est bien au delà de simples « erreurs de communication, défaut de concertation du gouvernement » (réels au demeurant), mais dans la traduction d’une pression, d’un lobbying extraordinaire des milieux financiers et patronaux. L’inspiration en est la feuille de route de Pierre GATTAZ de fin 2014. Elle se caractérise singulièrement par la convocation du pays à l’impératif de la « modernité », de « l’adaptation au monde en évolution ». Certes le capitalisme a toujours cherché à s’y identifier. Mais à l’évidence, il a décidé d’utiliser a plein le formidable potentiel de la révolution technologique et informationnelle, pour dégager de nouvelles possibilités de « captation de valeur » et en faire la pierre angulaire de l’explosion des droits collectifs. Nous étions dans l’ère d’un capitalisme mondialisé, financiarisé, nous voici désormais aussi dans celle du capitalisme « cognitif », du travailleur « ubérisé ». De fait et de ce point de vue nous vivons un moment d’accélération considérable (Près de 50 % des métiers seraient automatisables ou robotisables d’ici 2030). Pas un secteur d’activité, pas une filière industrielle qui ne soit confronté aujourd’hui à la « transformation numérique » et aux mutations du travail, des forces productives qu’elle engendre. Elle est au centre d’une bataille de classe inédite, sur le contenu, le sens et la finalité de la « modernisation » de notre appareil productif, sur le rapport au travail. Et bien évidement sur l’avenir du modèle social, le droit et le code du travail de demain, la démocratie sociale. La force de la mobilisation, sa diversité (manifestations, pétition en ligne, « on vaut mieux que ça »…) est l’expression de cette forte tension enracinée dans l’expérience concrète de millions de salariés, de jeunes. Elle envahit le débat public, et intellectuel. Certains mettent en avant le potentiel de cette révolution au service de l’émancipation, d’autres la menace d’une « automatisation barbare ».
Cette période est porteuse de mobilisation et de constructions potentielles, mais aussi de dangers. C’est ainsi, qu’il convient d’apprécier le positionnement de la droite dans la perspective 2017, qui a décidé de pousser les feux de la remise en cause globale des droits collectifs et du modèle social. (Fin de la durée légale temps de travail, retraites, statuts, convention collectives, code du travail…) Tous les des candidats a la primaire, de Fillon a Lemaire, en passant par Sarkozy et Juppé sont quasiment au même diapason. La palme de la franchise et de la transparence des objectifs revenant au très libéral Hervé NOVELLI qui pronostique lui que, sur le travail, le 21ᵉ siècle ressemblera au 19ᵉ. Tout un programme……
D’autre part, et c’est l’autre enseignement de la situation, c’est la réalité des potentialités d’action, de réflexion et de rassemblement. Il s’agit en aucun cas de l’idéaliser, mais d’apprécier (une fois de plus) la capacité de « résilience » française, toute particulière. Car ce projet de loi, aussi dangereux et inacceptable qu’il est, montre toutes les difficultés pour le patronat d’attaquer de front l’éclatement des conventions collectives, du code du travail. Malgré les attaques successives, la précarisation et l’éclatement du salariat, en France plus de 90 % des salariés restent couverts par une convention collective, alors qu’en Allemagne ils ne sont que plus que 59 %, 45 % en Espagne… (56 % en moyenne dans l’OCDE). Le renvoie a la négociation au niveau de l’entreprise pour déroger au droit du travail (l’inversion de la hiérarchie des normes, colonne vertébrale du texte de loi) porte en lui le risque de Balkanisation du droit du travail, certes ; mais déjà la dynamique, montre l’attachement profond des salariés aux droits collectifs parce qu’ils structurent leur rapport au travail, leur pouvoir d’achat, leur protection sociale… Il y a très loin de la coupe aux lèvres.
De ce point de vue l’analyse des dispositifs dérogatoires déjà existants (accords de compétitivité, dispositif Fillon sur les 35H, travail du dimanche ;…) est tout a fait intéressante. Elle montre qu’au fond il y a eu très peu d’accords dérogatoires de ce type signés et que les salariés privilégient leur droits, leurs salaires, leur temps de travail. La sociologue du travail Dominique MEDA analyse cette situation : « Toutes les études d’opinion en attestent : parmi les européens, les français sont ceux qui accordent la place la plus importante au travail. Ils en attendent non seulement un revenu, une place et des droits sociaux, mais aussi un environnement favorable, un sens, une utilité… ». Cet attachement s’explique en partie par le haut niveau de chômage, dit-elle. Mais il est aussi « à chercher du coté d’une spécificité bien française. Chez nous, plus qu’ailleurs, le travail dit quelque chose du statut des personnes, des études qu’elles ont faites et finalement de la place de chacun dans la société. » La crise, la dégradation des conditions, du contenu et du sens du travail n’ont pas modifié cette donnée. Bien au contraire.
Dans cette période de mutation et d’affrontement, une quête de mieux vivre, de sécurité et d’émancipation traverse les salariés, les jeunes et à des degrés divers l’ensemble des forces syndicales et de progrès : Code du travail du 21ᵉ siècle, sécurité sociale professionnelle, projet de contre-code du travail d’universitaires, salaire universel, et même Compte personnel d’activité… Un terrain de d’action et de débat constructif, rassembleur, est ouvert pour conquérir les droits sociaux et démocratiques de demain en lien avec les possibilités qu’ouvre la révolution technologique. À condition aussi de l’enraciner dans les réalités concrètes et diversifiés du salariat et du monde du travail, des jeunes. N’y t il pas a puiser dans la dynamique actuelle des ressorts pour construire une issue politique de progrès ? À n’en pas douter.
J. RZ

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